Si l’actualité nous rappelle régulièrement que des bombardements aériens ont lieu dans les zones de guerre, nous n’en savons pas beaucoup plus sur le quotidien de ceux qui les mettent en œuvre. Que se passe-t-il réellement dans la tête des pilotes de chasse? Où en sont ces chevaliers du ciel dont les exploits s’étaient trouvés mythifiés par le film Top Gun dans les années 1980? Ce type d’interrogation peut, à certains égards, nous paraître aussi lointain que les zones de combat en question. Et pourtant. Par la précision technologique qui en constitue une des conditions de possibilité, le combat aérien symbolise un avant-poste de l’hybridation entre l’homme et la machine et recèle de riches enseignements sur les avancées de l’automatisme dans la sphère de la prise de décision. S’y intéresser, c’est avoir un aperçu de notre propre devenir sous l’orbe grandissante des dispositifs. Sorti récemment aux Presses universitaires de France, l’ouvrage Dans la peau d’un pilote de chasse. Le spleen de l’homme-machine, co-écrit par les sociologues Gérard Dubey et Caroline Moricot, tous deux membres du Centre d’étude des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA) de la Sorbonne, propose une étude richement documentée sur les évolutions d’un métier dont les valeurs fondatrices ont subi une profonde remise en question au cours des dernières décennies. Incarnant jusqu’alors une véritable aristocratie militaire, les pilotes de chasse ont longtemps cultivé une aura chevaleresque, que traduit notamment la passion pour l’héraldique cultivée dans les escadrons. Au terme d’un aguerrissement physique et mental, ces soldats triés sur le volet réussissaient à dompter la machine, expérimentant une forme de révélation essentialiste au travers de leur relation charnelle à la technique. De ce corps-à-corps avec l’appareil, le pilote sortait, d’une certaine manière, grandi. Alors que les derniers combats aériens entre des MiG-15 russes et des F-86 Sabre américains remontent à la guerre de Corée, cette vision épique a progressivement été érodée par le développement des automatismes, des systèmes de guidage électronique et des algorithmes, qui ont fait émerger une nouvelle figure: celle du gestionnaire. En France, la mise en service de l’avion de combat Rafale aura marqué un tournant dans cette dynamique de délégation des savoirs et des savoir-faire, marginalisant l’intelligence pratique du pilote. «Sur Rafale, on n’a plus besoin d’être bon pilote. Le bon pilote, c’est le gars qui met son avion là où il veut. C’est fini depuis le Mirage 3. Aujourd’hui, le bon pilote, c’est un gestionnaire de patrouille, de missions et de missions à grande distance», confie un pilote français. Ce virage managérial de la profession participe à ce sentiment généralisé de déclassement prométhéen théorisé par le penseur Günther Anders, une sorte de honte concurrentielle suscitée par la perfection supposée des objets que nous avons nous-mêmes créés. «Pour être intégrés plus fortement aux systèmes d’information et de communication, les hommes sont expulsés de la machine, éjection encore plus douloureuse et brutale que la véritable éjection en vol, pourtant si redoutée par les pilotes». Ce moment particulier, étudié par les deux sociologues, est ce qu’ils nomment «la seconde chute d’Icare». Cette chute est moins physique (puisque les ailes continueront à voler d’elles-mêmes) que statutaire (l’opérateur de renseignement remplaçant progressivement le pilote dans l’imaginaire des hiérarchies opératoires). Cette chute se manifeste de façon paradigmatique au travers de la figure pâle du pilote de drone. Intervenant depuis son Algeco sur des théâtres d’opérations lointains, les yeux rivés sur les écrans de contrôle, sans plus éprouver de risque pour sa propre existence, ce soldat dépouillé de son héroïsme peut passer de longues heures à planer par procuration. Guerre et paix, intériorité et extériorité voient leur frontières s’abolir sous l’effet de cette nouvelle détermination technique en vase clos, qui s’enracine notamment dans l’imaginaire des jeux vidéo: «Le niveau de technicité est sans commune mesure avec celui qu’on attend d’un pilote. En ce sens, le long entraînement qui était nécessaire pour hybrider l’homme à la machine ou l’aguerrir est presque devenu anachronique. L’opérateur de la puissance machinique devient donc un homme sans qualité, dont les pathologies au travail, les soucis, sont semblables à ceux que l’on peut observer chez les télé-travailleurs, les surveillants ou encore les managers.» Là où le combat revenait jusqu’alors à «s’engager dans un rapport singulier et absolu à l’altérité», il est aujourd’hui marqué par une dévitalisation de l’expérience, qui met à distance la réalité de la guerre. «La vraie guerre, à certains égards bien plus ravageuse, est celle qui se livre en sourdine, loin des projecteurs, contre le corps et les sens», écrivent les auteurs, soulignant par là que le pilote n’est plus l’acteur central du système. La culture de la chasse (avec son virilisme et sa passion martiale à la fois exacerbée et contenue par l’esprit de corps), si elle n’a pas disparu pour autant, se vit aujourd’hui de manière concurrentielle à la culture dominante de l’organisation rationnelle (avec ses processus automatisés), laquelle semble portée par le vent de l’histoire. «Tout se passe comme si la fantasmagorie du héros ne parvenait plus à masquer le jeu des forces en action, celles de la dépossession, de l’inquiétante étrangeté d’un monde dans lequel les prises commencent à manquer». A ce degré de raffinement, l’automatisme conduit alors à une forme d’exil particulier, marqué par l’abandon progressif de la condition de sujet qui s’édifiait au travers de l’expérience sensuelle. D’où ce beau sous-titre sous influence baudelérienne —«Le spleen de l’homme machine»— au travers duquel se laisse percevoir la vaste ambition du livre. En plus de ses codes propres, l’armée est ici envisagée comme laboratoire d’une socialité emblématique qui se structurerait autour du mythe de la menace constante, menace dont les enjeux disqualifieraient progressivement les décisions humaines, jugées trop aléatoires.
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