
Le Kremlin encadre étroitement les anciens combattants russes pour éviter leur mobilisation contre le régime et maintenir la stabilité politique.
Depuis la fin de 2022, le Kremlin a mis en place une série de mesures visant à contrôler les anciens combattants russes revenant du front ukrainien. Craignant que ces vétérans, souvent traumatisés et désillusionnés, ne deviennent une force d’opposition, le gouvernement russe a créé des structures étatiques pour les encadrer. Parmi ces initiatives figurent le Fonds d’État “Défenseurs de la Patrie”, l’école “Temps des Héros” pour former une nouvelle élite loyale, et des associations de vétérans sous contrôle gouvernemental. Ces mesures visent à prévenir une répétition du “syndrome afghan”, où le retour des soldats soviétiques d’Afghanistan avait conduit à une instabilité politique. Cependant, malgré ces efforts, des signes de mécontentement et de criminalité parmi les vétérans émergent, mettant en question l’efficacité de cette stratégie de contrôle.

Le contrôle des vétérans russes : une stratégie politique du Kremlin
Depuis la fin de l’année 2022, le Kremlin a engagé un programme structuré de contrôle des anciens combattants russes revenant d’Ukraine. L’objectif n’est pas seulement de gérer les conséquences humaines de la guerre, mais surtout de neutraliser tout risque politique lié à la création de groupes indépendants susceptibles de contester le pouvoir. Le Kremlin s’inspire de précédents historiques — notamment le “syndrome afghan” — pour justifier ce contrôle strict, tout en posant des bases légales et administratives pour canaliser la réintégration des vétérans.
Des dispositifs institutionnels pour encadrer et orienter
Le Fonds d’État “Défenseurs de la Patrie”, inauguré en avril 2023, joue un rôle central. Présent dans l’ensemble des sujets fédéraux russes, il est le seul point d’accès institutionnalisé aux aides financières, médicales et sociales destinées aux anciens combattants. Le Kremlin y a affecté plus de 11,3 milliards de roubles (environ 126 millions d’euros) en janvier 2025 pour les allocations et soins aux blessés. La direction du fonds, confiée à Anna Tsivileva, une proche du président, illustre le caractère stratégique de l’organisme. Ce canal unique permet de filtrer l’accès aux ressources selon les critères de loyauté au régime, réduisant l’espace d’autonomie des vétérans.
La création en février 2024 de l’école “Temps des Héros”, rattachée à l’administration présidentielle, vise à former une nouvelle élite issue des rangs militaires. Le discours de Vladimir Poutine à son lancement définissait les vétérans comme les seuls légitimes à exercer des responsabilités : ceux qui “n’abandonneront pas et ne trahiront pas”. Le programme sélectionne des candidats selon leur fidélité, non leur expérience de combat, favorisant des loyalistes issus de postes arrière ou d’unités symboliques comme “Akhmat”. Selon une enquête de Novaya Gazeta, plus de 20 % des élèves du premier cycle avaient déjà des fonctions politiques ou administratives, peu liées au front.
Les organisations “Association des vétérans SVO” et “Fraternité militaire SVOi” créées fin 2023 et 2024, renforcent ce dispositif. En regroupant des associations préexistantes — dont certaines avaient critiqué la conduite du conflit — ces structures permettent à l’État de reprendre le contrôle du discours public des vétérans, tout en leur promettant emploi, réintégration et reconnaissance.
Objectifs de verrouillage politique
L’ensemble de ces initiatives vise à couper court à l’émergence d’un courant contestataire structuré. La répression post-2023 contre des figures comme Igor Girkin ou Ivan Popov démontre que la moindre critique publique du ministère de la Défense ou du Kremlin est perçue comme une menace directe. En centralisant les aides, les formations, et même les vecteurs d’expression des vétérans, le Kremlin instaure un monopole de la parole légitime. Ce verrouillage vise aussi à éviter les dynamiques sociales observées après l’Afghanistan, lorsque les Afghantsi — vétérans du conflit — ont structuré une société civile critique qui a contribué à l’effondrement du pouvoir soviétique.
Le modèle actuel ne repose pas sur l’intégration des combattants en tant que tels, mais sur la sélection politique de profils dociles, dont certains sont accusés de crimes de guerre. Cette stratégie laisse en marge une masse de vétérans anonymes, parfois instables, sans perspective claire, renforçant le risque de tensions sociales ou de dérives violentes.
La politique du Kremlin transforme donc la figure du vétéran en outil de légitimation du pouvoir, tout en neutralisant toute capacité de mobilisation indépendante issue de cette population. C’est une opération de militarisation contrôlée de la société, qui sacrifie la réintégration véritable à la logique de conservation autoritaire.
Les conséquences sociales du retour des vétérans
Le retour progressif, mais massif, des vétérans russes du front ukrainien représente un enjeu social majeur en Russie contemporaine. Alors que plus de 700 000 individus auraient été engagés directement ou indirectement dans le conflit selon des sources ukrainiennes et occidentales, la réintégration de ces anciens combattants génère de fortes tensions au sein du tissu social russe, notamment en raison de leur état psychique, de leur profil sociologique, et de l’absence de dispositifs civils adéquats.
Troubles psychologiques et isolement
De nombreux vétérans souffrent de troubles de stress post-traumatique (TSPT), de dépressions sévères ou de comportements agressifs. Le ministère russe de la Santé a rapporté qu’en six mois, 11 000 militaires et membres de leur famille ont demandé un accompagnement psychologique. Ce chiffre, déjà préoccupant, est probablement sous-estimé compte tenu du tabou persistant autour de la santé mentale dans les milieux militaires russes. À titre de comparaison, aux États-Unis, près de 20 % des anciens combattants déployés en Irak ou en Afghanistan ont reçu un diagnostic de TSPT — et ce, malgré des dispositifs de soutien bien plus développés.
En Russie, la situation est d’autant plus délicate que la société civile n’a pas été préparée à accueillir ces hommes. Le Kremlin a volontairement minoré l’ampleur du conflit, le présentant comme une opération impliquant uniquement des professionnels. Cette narration a creusé un fossé entre les vétérans, marqués par l’expérience de la guerre, et une population urbaine et civile souvent désengagée. Le résultat est un sentiment d’abandon parmi les anciens combattants et une méfiance réciproque dans leur entourage social.
Par ailleurs, les profils des vétérans sont hétérogènes. Une part importante est issue de catégories sociales marginalisées. Le recours massif à des prisonniers, à des personnes endettées, ou à des hommes d’âge avancé avec peu de qualifications civiles complique encore la réinsertion professionnelle. Ces individus n’ont ni perspective de reconversion, ni réseau civil structuré, ce qui renforce leur vulnérabilité économique et psychologique.
Criminalité et violences
La vague de retours depuis 2023 coïncide avec une hausse documentée de la criminalité violente. Selon des recherches indépendantes publiées en 2023, au moins 190 procédures pénales ont été engagées contre des vétérans issus de la milice Wagner ayant obtenu la grâce présidentielle. Les infractions vont du vol au meurtre, en passant par les violences domestiques et les agressions sexuelles. En décembre 2023, un vétéran ayant combattu sous contrat Wagner a tué deux personnes dans la région de Koursk. D’autres affaires ont été rapportées dans les oblasts de Riazan, Perm et Krasnodar, souvent avec des armes illégalement conservées.
Ces incidents ne sont pas anecdotiques. Ils traduisent l’échec d’un encadrement sérieux du retour à la vie civile. De nombreux vétérans reviennent avec un conditionnement psychologique de guerre, une habituation à la violence, et un sentiment d’impunité lié à leur statut de “défenseur de la patrie”. Certains d’entre eux ont été enrôlés depuis les prisons et graciés en échange de six mois de service au front, ce qui leur a parfois permis d’échapper à des peines longues pour viols, meurtres ou trafic de drogue. Le message envoyé à la société est ambigu : la violence est tolérée si elle est commise sous la bannière patriotique.
Ce climat est renforcé par l’absence de politique publique efficace. Les pouvoirs locaux manquent de ressources pour suivre ces anciens soldats. Aucune base de données unifiée n’est mise à jour en continu pour surveiller le retour et les besoins de ces individus. La plupart des aides, via le fonds “Défenseurs de la Patrie”, sont conditionnées à la loyauté politique, excluant de fait les plus critiques du système ou les marginaux.
Enfin, l’armée russe ayant massivement recruté dans des zones rurales pauvres ou dans les républiques périphériques (Touva, Daghestan, Bouriatie), les effets de ces retours sont territorialement concentrés, accentuant les tensions dans des régions déjà fragilisées par le chômage, l’alcoolisme, et l’exode des jeunes.
L’ensemble de ces éléments laisse présager une détérioration durable du climat social. Si le nombre de vétérans désœuvrés continue d’augmenter, le risque de formation de bandes armées locales, de conflits communautaires et de radicalisation sociale devient tangible, surtout dans un contexte économique dégradé. Ce risque est d’autant plus réel que les structures mises en place par le Kremlin servent avant tout des objectifs politiques, sans réelle vocation thérapeutique ou sociale.

La militarisation de la société russe
Le Kremlin exploite le retour des vétérans pour consolider une stratégie de militarisation de la société à plusieurs niveaux : administratif, idéologique et générationnel. Le recours systématique à l’image du combattant loyal devient une pièce maîtresse de l’ingénierie sociale en Russie. Ce processus ne répond pas uniquement à un besoin de reconnaissance des anciens soldats, mais participe à une restructuration autoritaire des institutions et des valeurs civiques autour du culte de la guerre.
La fabrique d’une élite militaire-politique
L’établissement en février 2024 de l’école “Temps des Héros” constitue un tournant dans la création d’une élite issue directement des rangs militaires. Cette institution, soutenue par l’administration présidentielle, offre aux anciens combattants — ou du moins à ceux jugés politiquement fiables — des formations accélérées en gestion publique, en administration et en communication politique. L’objectif affiché par Vladimir Poutine est clair : faire émerger une nouvelle classe dirigeante issue du champ de bataille, perçue comme plus fidèle, plus disciplinée, et plus “patriotique” que les cadres issus des années 1990.
En réalité, les critères de sélection semblent reposer davantage sur la loyauté que sur l’expérience de combat réelle. Selon des recherches menées par Novaya Gazeta, plus de 20 % des membres de la première promotion de “Temps des Héros” n’ont jamais participé directement à des opérations militaires. Ils proviennent souvent de l’administration, des forces de sécurité intérieure ou d’unités arrière comme BARS “Kaskad” ou les forces “Akhmat” en Tchétchénie. L’intégration de ces profils indique que le Kremlin privilégie une fidélité bureaucratique à une légitimité combattante, consolidant ainsi un système de cooptation verticale.
Ces nouveaux cadres sont ensuite nommés à des postes clés : gouverneurs régionaux, responsables de jeunesse, cadres du parti présidentiel Russie Unie. Ils deviennent les vecteurs d’une idéologie de guerre intégrée dans le fonctionnement de l’État. Le programme est également présenté comme une voie d’ascension sociale, conditionnée par l’engagement militaire, créant un incitatif supplémentaire à s’engager ou à justifier l’action militaire auprès de la population.
Militarisation de la jeunesse et endoctrinement idéologique
En parallèle, le Kremlin cherche à intégrer les vétérans dans l’éducation des jeunes générations, principalement à travers des structures comme le mouvement Yunarmiya (les Jeunes Cadets de l’Armée). Créé en 2016 mais relancé en 2024 dans le contexte de guerre, ce mouvement reçoit désormais l’appui direct de plusieurs anciens combattants issus du programme “Temps des Héros”, comme Artur Orlov ou Vladislav Golovin. Ce dernier a été nommé chef d’état-major de Yunarmiya fin 2024.
Le rôle de ces vétérans ne se limite pas à une fonction symbolique. Ils participent activement à la refonte des programmes scolaires et des activités extra-scolaires, introduisant des modules de “préparation militaire”, de “culture patriotique” et de “résilience civique” dans les écoles publiques. L’objectif est d’ancrer dès le plus jeune âge une vision du monde basée sur la défense armée, le sacrifice et la méfiance envers les puissances étrangères, en particulier les pays membres de l’OTAN. Le langage utilisé dans les manuels scolaires ou les cérémonies officielles tend à normaliser l’état de guerre, en valorisant l’héroïsme et la discipline militaire comme repères civiques fondamentaux.
Cette orientation militariste est également encouragée dans les zones occupées d’Ukraine, où le programme éducatif russe est imposé aux enfants ukrainiens avec l’aide de vétérans russes. L’objectif est d’étendre cette matrice idéologique au-delà des frontières de la Fédération de Russie, dans une logique d’assimilation forcée et de conditionnement préventif à l’autorité militaire.
Vers une société structurée autour de la guerre
Ce double processus — élitisation des vétérans et endoctrinement de la jeunesse — permet au Kremlin d’encadrer le récit national autour de la guerre en Ukraine, de légitimer les sacrifices et de justifier la perpétuation du conflit. En s’appuyant sur des figures militaires promues comme modèles de réussite, le régime promeut une vision de la société où le mérite est défini par la fidélité au pouvoir et la capacité à combattre, non par les compétences techniques ou civiques. Cela contribue à désarticuler les normes libérales de citoyenneté au profit d’une culture autoritaire fondée sur la hiérarchie militaire et la loyauté politique.
Ce choix de société aura des conséquences profondes sur le long terme : déséquilibre du recrutement public, glissement autoritaire des institutions, polarisation idéologique, et détérioration de l’indépendance éducative. Il inscrit durablement la guerre comme vecteur central de l’organisation politique et sociale, et rend d’autant plus difficile un retour à une société pluraliste et pacifiée.

Perspectives et implications futures
La stratégie du Kremlin visant à encadrer strictement les anciens combattants est pensée pour protéger le régime contre une contestation intérieure, mais elle comporte des risques politiques et sociaux majeurs à moyen et long terme. En imposant un encadrement centralisé, en restreignant l’autonomie associative, et en conditionnant l’aide publique à la loyauté, le pouvoir russe crée des tensions durables dans la société, et ouvre la voie à des formes de radicalisation imprévisibles, y compris au sein des groupes qu’il prétend contrôler.
Risques de radicalisation et fragmentation interne
Malgré les mesures de contrôle mises en place depuis fin 2022, le mécontentement au sein des vétérans ne disparaît pas. Plusieurs figures issues des forces armées ou du milieu paramilitaire ont exprimé publiquement leur désaccord avec la stratégie militaire ou la manière dont les anciens combattants sont traités. Parmi elles, Igor Girkin (Strelkov) — ancien officier du FSB et figure centrale de l’annexion de la Crimée — a créé en 2023 le “Club des Patriotes en Colère”, un groupe explicitement critique du Kremlin. Ce cercle regroupe des vétérans de Crimée, du Donbass et de Syrie, souvent marginalisés par les nouvelles structures loyales à Poutine.
Le problème structurel vient du fait que le Kremlin a utilisé des vétérans comme instruments politiques mais ne leur a laissé aucune autonomie réelle. En les empêchant d’exprimer des revendications spécifiques ou de s’organiser hors des structures officielles, le régime a créé un sentiment de trahison et d’inutilité. De nombreux vétérans — notamment ceux issus de formations irrégulières comme Wagner ou des unités républicaines du Donbass — ne reçoivent pas les mêmes compensations ni les reconnaissances promises. Certains, dans les zones rurales ou en périphérie de l’empire russe, se sentent abandonnés et humiliés.
La conséquence prévisible est la formation de réseaux informels, de plus en plus politisés, échappant au contrôle central. Ils peuvent soit basculer dans l’ultranationalisme anti-élite, soit dans une opposition armée, comme l’a montré partiellement la tentative de mutinerie de Yevgeny Prigozhin en juin 2023. Le fait que ce dernier ait pu rassembler temporairement plus de 10 000 hommes montre qu’un noyau dur de combattants reste mobilisable hors des circuits officiels, ce qui constitue un risque de rébellion partielle ou localisée.
Érosion durable de la société civile
Le verrouillage de l’espace public ne concerne pas uniquement les vétérans : le contrôle strict exercé sur toutes les formes de regroupement associatif renforce l’autoritarisme systémique. En intégrant de force des groupes historiquement indépendants — comme l’Union des officiers russes — dans des structures étatiques, le Kremlin détruit les mécanismes d’intermédiation entre la population et les autorités. Ce phénomène empêche l’émergence d’un débat structuré sur la guerre, la sécurité intérieure, ou la reconversion des militaires.
Dans ce contexte, les ONG, les associations civiles ou les initiatives de soutien psychologique informel sont marginalisées ou interdites. En 2024, plusieurs organisations humanitaires russes ont été contraintes de fermer après avoir été accusées de “discréditer l’armée” pour avoir documenté les souffrances des vétérans ou demandé des comptes au ministère de la Défense. Le champ associatif est donc désormais étroitement dépendant du pouvoir exécutif, privant la société d’un outil crucial de régulation sociale.
L’impact sur les jeunes générations est également notable. En canalisant la mémoire de la guerre, en imposant un récit unique de l’héroïsme et de la fidélité, le Kremlin empêche la construction d’une culture politique autonome, capable de débattre de l’usage de la force, du rôle de l’armée dans la démocratie, ou de la place des anciens combattants dans la vie civile.
Ce contexte, combiné à une économie stagnante et à une démographie déclinante, prépare une société verrouillée mais fragile, exposée à des chocs politiques violents. À terme, le Kremlin pourrait se retrouver face à une génération de vétérans frustrés, armés, marginalisés — et sans autre perspective que l’opposition ouverte ou la radicalisation violente. Plus le pouvoir retardera une réelle politique de réintégration, plus le risque de crise explosera de manière incontrôlée.
Ainsi, loin de garantir la stabilité, la stratégie actuelle engendre les conditions d’une future déstabilisation interne, non par l’action de l’opposition libérale — marginalisée — mais par les retours de flamme d’une base armée et déçue que le régime prétend instrumentaliser sans jamais lui donner de rôle réel.
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