Letord LET

Les avions Letord, conçus pendant la Première Guerre mondiale, ont marqué l’évolution de l’aviation militaire française malgré une production limitée.

Durant la Première Guerre mondiale, la France a développé une série d’avions militaires sous la direction d’Émile-Louis Letord. Ces biplans bimoteurs, conçus pour la reconnaissance et le bombardement, ont été produits en nombre limité malgré des commandes importantes. Leur conception innovante, notamment l’utilisation de moteurs Hispano-Suiza et Lorraine-Dietrich, a contribué à l’évolution de l’aviation militaire française. Cependant, des défis industriels et logistiques ont entravé leur déploiement à grande échelle.

Conception et caractéristiques techniques des avions Letord

Les avions Letord, développés pendant la Première Guerre mondiale, étaient des biplans bimoteurs conçus pour des missions de reconnaissance et de bombardement. Leur conception innovante incluait une configuration à trois membres d’équipage, chacun disposant d’un poste ouvert, ce qui, bien que courant à l’époque, limitait la communication entre eux. Les ailes présentaient un décalage négatif, avec l’aile inférieure avancée par rapport à l’aile supérieure, une caractéristique distinctive qui influençait la stabilité et la maniabilité de l’appareil.

Les moteurs, montés sur l’aile inférieure, variaient selon les modèles : les premiers Let.1 étaient équipés de moteurs Hispano-Suiza 8A de 150 chevaux, tandis que les modèles ultérieurs utilisaient des moteurs plus puissants, comme les Lorraine-Dietrich 8Fb de 240 chevaux. Cette motorisation permettait une vitesse maximale d’environ 160 km/h et une autonomie de 350 km, avec un plafond opérationnel de 4 900 mètres.

L’armement comprenait généralement deux à quatre mitrailleuses de 7,7 mm, montées sur des affûts mobiles pour la défense, et une capacité d’emport de bombes allant jusqu’à 300 kg. Certains modèles, comme le Let.6, étaient même équipés d’un canon de 37 mm à l’avant, illustrant la volonté d’augmenter la puissance de feu offensive.

Malgré ces avancées, la production des avions Letord a été limitée à environ 300 unités, bien en deçà des 1 500 commandées par l’armée française. Cette production restreinte s’explique par des contraintes industrielles et logistiques, ainsi que par la concurrence d’autres modèles d’avions plus performants ou plus faciles à produire en masse.

Contexte industriel et production limitée

La France, pendant la Première Guerre mondiale, a connu une expansion rapide de son industrie aéronautique. La production annuelle d’avions est passée de 4 489 en 1915 à 24 652 en 1918, avec un total de 56 146 avions produits sur l’ensemble du conflit. Cette croissance a été soutenue par une main-d’œuvre industrielle de 70 000 personnes en 1916.

Cependant, malgré cette capacité de production, les avions Letord n’ont été produits qu’à environ 300 exemplaires, bien en deçà des 1 500 commandés. Plusieurs facteurs expliquent cette limitation : la complexité de la conception des Letord, nécessitant des matériaux et des compétences spécifiques ; la priorité donnée à d’autres modèles jugés plus performants ou plus faciles à produire en masse, comme le Breguet 14 ; et les contraintes logistiques liées à l’approvisionnement en moteurs et en composants.

Par exemple, le Breguet 14, introduit en 1917, était un avion biplace de reconnaissance et de bombardement, doté d’une structure métallique innovante et d’un moteur Renault de 300 chevaux. Sa vitesse maximale de 191 km/h et son plafond de 6 000 mètres en faisaient un appareil très performant pour l’époque. Environ 5 500 exemplaires ont été produits, illustrant la préférence de l’armée française pour ce modèle.

Ainsi, malgré les qualités techniques des avions Letord, leur production limitée reflète les choix stratégiques et industriels de l’époque, favorisant des modèles plus adaptés aux besoins opérationnels et aux capacités de production en série.

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Impact sur l’aviation militaire française

Les avions Letord, bien que produits en nombre limité, ont contribué à l’évolution de l’aviation militaire française pendant la Première Guerre mondiale. Leur conception innovante, notamment l’utilisation de moteurs puissants et la configuration à trois membres d’équipage, a influencé le développement ultérieur d’avions de reconnaissance et de bombardement.

Cependant, leur impact opérationnel a été restreint par rapport à d’autres modèles plus largement déployés. Par exemple, le Caudron R.11, un autre biplan bimoteur français introduit en 1917, a été produit à 370 exemplaires et utilisé pour des missions de reconnaissance, de bombardement et d’escorte. Avec une vitesse maximale de 190 km/h et une autonomie de 3 heures, il offrait des performances comparables, tout en étant plus largement adopté par l’armée française.

De même, le SPAD S.VII, un chasseur monoplace introduit en 1916, a été produit à 5 600 exemplaires et utilisé par de nombreux as de l’aviation française. Avec une vitesse maximale de 200 km/h et un plafond de 5 335 mètres, il représentait une avancée significative en matière de performance et de maniabilité.

Ainsi, bien que les avions Letord aient apporté des innovations techniques, leur contribution à l’effort de guerre français a été limitée par leur faible production et leur adoption restreinte. Néanmoins, ils constituent un exemple important des efforts de développement aéronautique pendant la Première Guerre mondiale.

Conséquences et héritage des avions Letord

L’expérience acquise avec les avions Letord a eu un impact technique, organisationnel et industriel notable pour l’aéronautique militaire française. Bien que ces biplans n’aient pas été produits à la hauteur des commandes initiales, ils ont servi de bancs d’essai pour plusieurs innovations qui ont ensuite été intégrées dans des programmes postérieurs à la guerre.

Sur le plan technique, les Letord ont permis d’explorer les limites des avions bimoteurs dans les rôles de reconnaissance longue portée et de bombardement. La disposition en tandem des moteurs, montés sur les ailes inférieures, a permis une meilleure répartition des masses et a contribué à améliorer la stabilité en vol, un enjeu important pour les missions au-delà de 300 km dans des conditions météorologiques changeantes. Ces configurations ont ensuite influencé les choix de conception des avions de l’entre-deux-guerres, comme le Farman F.60 Goliath ou encore le Lioré et Olivier LeO 20, qui utilisaient également des configurations bimoteurs pour des missions de transport ou de bombardement.

Sur le plan industriel, le programme Letord a montré les limites de la production artisanale dans une guerre d’attrition où la standardisation devenait essentielle. Émile-Louis Letord, comme beaucoup d’ingénieurs de cette époque, devait composer avec un système industriel encore fragmenté, sans véritable intégration verticale. Les moteurs Hispano-Suiza ou Lorraine-Dietrich, très demandés par d’autres programmes, n’étaient pas toujours disponibles dans les volumes requis, créant des goulots d’étranglement. Cette dépendance à des fournisseurs tiers a ralenti considérablement les cadences de production, contrastant avec d’autres constructeurs plus industrialisés comme Breguet ou SPAD.

Sur le plan organisationnel, les avions Letord ont illustré les premiers essais français de coordination entre équipages spécialisés. La présence de trois postes distincts – pilote, observateur/bombardier, mitrailleur – a permis de tester la répartition des tâches en vol et les premiers rudiments de l’équipage tactique aérien. Toutefois, l’absence de moyens de communication internes efficaces (pas de radio embarquée ni de système de tubes acoustiques) limitait fortement l’efficacité de ces innovations. Cela a renforcé la nécessité d’intégrer des technologies de communication à bord, une leçon mise en œuvre dans les années 1920.

Enfin, le programme Letord a révélé les difficultés pour un appareil à assurer plusieurs rôles (bombardement, reconnaissance, escorte) avec efficacité. Les performances restaient modestes, avec une vitesse de croisière autour de 140 km/h, des temps de montée trop longs (près de 30 minutes pour atteindre 4 500 mètres) et une charge utile limitée pour le bombardement (moins de 300 kg, contre 500 kg pour certains modèles britanniques contemporains comme le Handley Page O/100). Ces limites ont entraîné un recentrage des doctrines aériennes vers des appareils spécialisés et ont contribué à l’abandon progressif des concepts d’avions multi-rôles pendant l’entre-deux-guerres.

En résumé, même si les Letord n’ont pas marqué durablement les opérations de la Grande Guerre, ils ont constitué un maillon technique et conceptuel important dans l’évolution de l’aviation française. Ils illustrent le passage d’une aéronautique d’artisans à une industrie de guerre rationalisée, et soulèvent les enjeux encore actuels liés à la spécialisation des plateformes, la logistique de production, et la coordination inter-équipage.

Une perspective comparative : le Letord face à ses contemporains

Pour bien situer le Letord dans l’évolution de l’aviation militaire de la Première Guerre mondiale, il est pertinent de le comparer à ses homologues étrangers. Plusieurs nations, notamment le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie, développaient également des biplans bimoteurs pour des missions similaires.

En Allemagne, le Gotha G.V, introduit en 1917, était un bombardier lourd bimoteur capable de transporter environ 500 kg de bombes sur près de 840 km, à une vitesse maximale de 140 km/h. Avec une autonomie bien supérieure à celle du Letord et une capacité offensive renforcée, le Gotha avait été conçu spécifiquement pour des bombardements stratégiques sur Londres et d’autres centres urbains britanniques. Plus lourd (4 300 kg à vide), mais aussi mieux structuré, cet avion témoigne du degré d’industrialisation plus avancé de l’aviation allemande à cette période, au moins sur certains segments.

Le Royaume-Uni, avec le Handley Page O/100, a développé un avion de plus grande capacité, capable de transporter jusqu’à 750 kg de bombes et disposant d’une autonomie dépassant 1 000 km. Il était toutefois plus lourd (plus de 6 500 kg à pleine charge) et nécessitait des pistes d’envol adaptées. Son succès réside aussi dans la coordination étroite entre la Royal Navy et la Royal Flying Corps, facilitant la production, la maintenance et le déploiement en escadrille.

L’Italie, quant à elle, a mis en service le Caproni Ca.3, un trimoteur biplan qui atteignait 130 km/h et pouvait emporter 300 kg de bombes sur environ 600 km. Moins performant que les Gotha, il a cependant été produit à plus de 300 exemplaires, prouvant que la production à moyenne échelle d’un bombardier bimoteur était possible à condition de simplifier la structure et de maîtriser l’approvisionnement moteur.

Comparé à ces modèles, le Letord souffrait de plusieurs handicaps : une charge utile plus faible, une autonomie réduite, une production artisanale, et surtout une absence d’ambition stratégique – il était pensé comme un appui tactique immédiat, pas comme un vecteur de dissuasion ou de frappe en profondeur. Cela reflète la doctrine française de l’époque, davantage axée sur la coordination avec les troupes au sol que sur la projection offensive longue distance.

L’enseignement des Letord pour l’aéronautique militaire

Les avions Letord ont constitué une étape technique dans la maturation de l’industrie aéronautique militaire française. Bien qu’ils n’aient jamais atteint les objectifs de production fixés, ils ont permis d’explorer plusieurs concepts qui seraient repris et perfectionnés dans l’entre-deux-guerres : la propulsion bimoteur, la répartition des rôles en vol, et la structuration d’une logistique industrielle autour d’un appareil polyvalent.

Leur échec relatif, mesuré par les faibles quantités produites et leur retrait rapide après 1918, reflète les limites d’une stratégie trop peu structurée en matière de gestion des programmes d’armement aérien. À l’heure où l’aviation moderne repose sur la modularité, la coordination inter-équipes et la logistique industrielle globale, l’exemple des Letord reste un cas d’école.

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